Je me souviens des jours suivants comme d’un printemps. Quelque chose de fort et de nouveau naissait en moi.
Chaque matin je jetais dans l’évier les pilules de Zeus puis, longeant le mur de l’Ombrilic, je m’échappais pour courir à la plage.
Fiona et son père m’accueillaient avec chaleur. Lui m’offrait toujours ce sourire immense qui lui rendait sa jeunesse, un sourire éperdu, un sourire où il se donnait tout entier, un sourire tellement fort qu’on devinait derrière je ne sais quel désespoir. Elle se montrait moins expansive mais ses attentions étaient plus soutenues, plus constantes. Souvent, lorsque son travail d’assistante lui laissait un répit, ses yeux s’attardaient sur moi ; je lui rendais ses regards car j’éprouvais un véritable plaisir à contempler cette femme haute, longue, souple, dont les cheveux roux et rouges en torsades suivaient la cambrure des reins.
– Il suffit de vous observer pour que le paysage devienne une côte irlandaise, lui dis-je un jour à l’oreille.
– Ma mère était irlandaise, répondit-elle en rougissant.
Elle avait de petits seins très haut placés qui étaient fort ronds pour une femme si mince. Ses robes de toile, à la fois négligées et élégantes, me permettaient de les apprécier lorsqu’elle bougeait. Naturelle, rêveuse, rieuse, occupée à observer ou à aider son père, elle semblait inconsciente d’être belle.
Il y avait entre le père et la fille la solidarité des gens grands et différents : ils n’avaient pas besoin de parler pour s’entendre, l’un commençait un geste que l’autre finissait.
Lorsque j’étais loin d’eux, à l’Ombrilic, je débordais de questions à leur poser : avez-vous remarqué comment je suis bâti ? Pourquoi ne m’en parlez-vous jamais ? Pourquoi m’avez-vous adopté si vite sans m’interroger ? Savez-vous que j’habite chez un artiste ? Que je suis une œuvre, moi aussi ? Pourtant, sitôt que je me trouvais auprès d’eux, je me sentais justifié, j’étais bien, et les problèmes disparaissaient.
– Décidément, ce cocktail de vitamines te réussit, conclut Zeus-Peter Lama en constatant que je ne buvais plus. Tu vas être superbe, pour Tokyo.
Je n’avais pas du tout envie de manquer mon rendez-vous quotidien sur la plage.
Le dernier jour, à la dernière minute, je trouvai le courage de parler. Hannibal venait d’achever une toile magnifique, qui représentait l’air robuste, l’air qui frappe la voile, cet air rapide, dynamique et vigoureux qui vous emmène à l’autre bout de l’océan. Et pourtant, cet air-là ne nous avait parcourus que quelques secondes, en passant, au début de la journée, mais le peintre avait su en capter la tonicité essentielle.
– Je ne serai pas là demain. Je suis obligé de partir en voyage.
– Quel dommage, soupira Hannibal. Votre présence me donne des ailes. Je me sens très inspiré depuis que vous nous accompagnez. N’est-ce pas, Fiona ?
Fiona approuva ardemment en pressant l’épaule de son père.
– Je vais à Tokyo. Pour une exposition. Avec Zeus-Peter Lama.
Au nom de mon Bienfaiteur, le vieillard se mit à rire. Son corps fragile fut secoué par une hilarité sarcastique qui lui ressemblait peu, lui d’ordinaire si doux. Fiona n’avait pas l’air contente de sa réaction.
– Ce charlatan ? Il sévit encore ?
Je ne sus quoi répondre, déjà trop étonné que l’on puisse parler de Zeus-Peter Lama avec tant de désinvolture.
– Pourquoi ne s’arrête-t-il pas ? N’est-il pas suffisamment riche ? L’énergie de cet homme n’a cessé de m’étonner…
– Vous le connaissez ?
– Depuis toujours. Nous avons étudié ensemble. À dix-huit ans, il était doué, très doué même. Je crois que, de nous tous, il était le plus doué. Quel dommage…
Fiona l’arrêta en lui posant un châle sur les épaules.
– Nous devons rentrer, papa, le soir se refroidit vite.
– S’il avait le talent pour être un grand peintre, en revanche il n’en avait pas le tempérament.
– Ah bon ? demandai-je avec angoisse.
– Trop intelligent, d’abord, il se servait aussi bien des mots que du pinceau, il n’avait pas besoin de la peinture pour s’exprimer. Et puis, trop désireux du succès. Il a très vite compris qu’il valait mieux faire du bruit que de la peinture pour attirer l’attention.
– Rentrons, papa, j’ai besoin de boire chaud.
Fiona avait ramassé toutes les affaires et bousculait un peu son père. Elle ne voulait pas qu’il restât davantage. On aurait dit qu’elle tentait d’éviter une catastrophe. Elle accrocha son bras et le força à avancer.
– Au revoir, dit-elle. Quand reviendrez-vous ?
– Dans un mois.
– Nous serons là. Nous vous attendrons.
Je les regardai s’éloigner jusqu’à ce qu’ils devinssent minuscules, deux traits sur le beige infini du sable. Une tristesse épaisse m’englua sur place. Comme j’aimais ces deux êtres ! Leur départ me fendait le cœur ! Et pourtant, je savais si peu de choses sur eux. Quel secret avait-elle voulu protéger par ce départ précipité ? Qu’allait-il dire que je ne devais pas entendre ?
N’empêche… N’avait-elle pas fini par : « Nous vous attendrons » ?